Le regard d'un collectionneur : Patrick Legrand
Œuvre : Crâne, d'Antoine Correïa. Huile sur toile, 64 x 54 cm, 2010
"C’est un crâne d’une belle capacité, 2 500 à 3 500 cm3 au moins. Le front haut. Homo sapiens sapiens, évidemment. Encore que, avec une boite crânienne d’un pareil volume…, peut-être même plus évolué, d’une mise-à-jour à venir, sapiens sapiens sapiens ou 3.0 pourrait-on dire, du moins pour qui pense que l’Evolution et Darwin mènent encore le monde.
Sans sa mâchoire inférieure, perdue. Quasi normal, vide et bien décharné par le temps. Les tempes creuses, les orbites sombres, il vous regarde, l’air de rien. Il a un drôle de trait épais et crème, verticalement sur le front ; un signe ? La face grumeleuse, il repose sur un horizon limoneux brun et orangé, ferrugineux, inégal, et se détache sur un fond vaguement vert et lumineux, presque uniforme. Du côté de l’occiput, derrière, il y a comme une lumière sourde qui fait ressortir le bombé régulier du crâne.
C’est une toile. 64 x 54, signée en bas, à droite. Derrière : 2010, « Crâne » à nouveau signée A. Correïa. On distingue aussi, effacé par un jus léger et hâtif; probablement une toile de récupération, jamais ce crâne n’a pu être de profil. Il est légèrement de biais, il occupe solidement le centre de la toile, un peu à droite du croisement des diagonales. Classique.
Il vous regarde tendrement. Le calme est palpable, souriant, serein. Mais le calme n’est pas inerte… Pas question de croire que c’est un crâne à la froideur archéologique. C’est une Vanité, une vraie, une Vanité du genre voluptueux, une amie. Pas de pénitence vers Port-Royal, pas de flagellation honteuse, une Vanité vanille-fraise. S’il en était autrement, pourquoi la saluerais-je tendrement quand elle me fait un clin d’œil, surprise par mes insomnies ?
Et alors, tous les sujets s’offrent au dialogue et sont à l’ordre du jour ! Quelles aventures ! Evidemment, la Vanité, genre pictural tout compte fait récent et daté, reste d’abord un bon moyen pour limiter les enflures de l’égo, la grosse tête ou le melon…
Et dans nos sociétés occidentales, post-capitalistes et mortifères, cela ne manque pas d’utilité. Et cette Vanité-ci n’est pas un tableau jouissance solitaire, méditation et extase. Elle est du genre exploration et combat, outil de lutte, méthode de discipline, voire de thérapie. Paradoxal… Plus c’est apparemment calme et mort, plus ça bouge, ça secoue et ça met en cause. Le trou noir chahute. Mais l’expérience montre que, dans le haut du panier des faiseurs du monde, chez nos politiques comme chez les dirigeants d’entreprises, chez les facteurs d’avenirs, de sciences ou d’idées, la vanité aveugle est reine et la Vanité un genre, une culture ou un repère oubliés.
Essayez un jour, dans un conseil d’administration ou un comité d’experts, de faire référence aux postures offertes par le modèle de la Vanité pour évaluer une décision lourde – oui ou non faut-il contribuer à bâtir un mur en béton entre deux pays ? par exemple ; avec sous-jacente, la question : le béton est-il réellement apolitique ? – et vous pleurerez de honte. Vous recueillerez dans bon nombre d’entreprises – mais pas toutes ; j’en connais au moins une, deux même ! - un effet de mâchoire tombante effarée « de quoi parle-t-il ? » et, au mieux, une réflexion condescendante comme « ce n’est pas gai ! ».
Parce que, pour les pisse-glaçons, la Vanité c’est la mort, point à la ligne ; elle n’est pas au CAC 40, enfin presque pas, et elle ne rigole pas. Pourtant, Bosch et Bruegel… Et si proches de Correïa ?
Donc, évidemment, une Vanité fait réfléchir sur la mort… Ca aussi peut être utile en ces temps où l’absence cérébrale précède de plus en plus la mort physique. Swift, et d’autres, ont pourtant depuis longtemps annoncé que l’immortalité, ce serait mieux quand l’Homme est jeune. Et on est en train de le découvrir, il vaudrait mieux que le neurone reste aussi agile et connecté… Mais si mort et vanité sont de grandes et belles questions, devant ce crâne de Correïa, il m’arrive des choses plus terre à terre.
J’avais manifestement des aspirations aux Vanités depuis longtemps : un dessin de l’humoriste Robert Rousso pour le 50e anniversaire du Mouvement Pugwash, du nom de cette ville des Etats-Unis d’où les scientifiques atomistes (dont A. Einstein) effrayés par les bombes de 1945 ont lancé un mouvement pacifiste, un squelette de scientifique tenant en main sa tête bien en chair mais encore doté de son crâne en place, essayant de penser « What was it like before ? ».
Et souvent, le matin, en descendant de mon perchoir, je caresse depuis bien longtemps un bronze de Quentin Garel, un crâne de piaf – tiens, à l’œil aussi gros que celui de Correïa…- en m’interrogeant : « voler ou ne pas voler, telle est la question…»
La Vanité est éternelle… Le crâne vide abrite encore des neurones. Ils sont ailleurs."
Patrick Legrand
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